Les Éditos de l'AFEF

Du bruit autour de Dry January : du marketing social au service de la médecine préventive

Par : Costentin Charlotte
Professeur - Service d’Hépato-Gastro-Entérologie, CHU Grenoble-Alpes

En 2016, la consommation d’alcool représentait le septième facteur de risque de mortalité prématurée et d’incapacité dans le monde, impliquée dans 2,2 % des décès standardisés selon l’âge chez les femmes et 6,8 % chez les hommes. Dans la tranche d’âge 15-49 ans, la consommation d’alcool était même le premier facteur de risque identifié (Global Burden of Disease Study 2018). En France, la consommation d’alcool par personne a baissé de façon constante depuis les années soixante, passant de 21 litres d’alcool pur par an et par personne, à environ 11,7 litres par an par personne en 2017 (observatoire français des drogues et des tendances addictives), principalement en raison de la diminution de consommation de vin. En parallèle, on a pu observer une diminution significative de la mortalité liée aux maladies chroniques du foie (Pimpin 2018).


Malgré ces tendances favorables, la bataille est cependant loin d’être gagnée. Il est maintenant clairement admis que la consommation d’alcool, même à faible dose, induit des risques pour la santé (GBD 2018). En 2015 en France, 41 000 décès de personnes de 15 ans et plus résidant en France sont attribuables à l’alcool, plaçant la consommation excessive d’alcool dans le trio de tête des causes de mortalité évitable dans notre pays (BEH 2015). Le coût estimé des hospitalisations liées à la consommation excessive d’alcool s’élève à près de 3,6% de l’ensemble des dépenses hospitalières en 2012 (BEH 2015). Le coût de ces séjours hospitaliers est substantiel et est estimé à 2,64 milliards d’euros. En termes de retentissement sur la santé hépatique, l’alcool reste la première cause de cirrhose (Condat BEH 2015, Pimpin 2018) et de carcinome hépatocellulaire (Kudjawu Santé Publique France BEH 2020). La consommation excessive d’alcool constitue donc toujours un enjeu de santé publique majeur dans notre pays dans lequel la prévention fait encore trop défaut.


Il est donc nécessaire de poursuivre les efforts pour sensibiliser la population aux risques liés à la consommation d’alcool. En 2017, la Direction générale de la santé et la Mission interministérielle de lutte contre les conduites addictives ont saisi Santé Publique France et l’Institut national du cancer afin d’obtenir des recommandations pour renouveler et homogénéiser le discours public en matière de consommation d’alcool en France. L’avis d’experts a été rendu publique le 4 mai 2017. A l’instar de ce qui a été fait dans d’autres pays comme la Grande Bretagne, les experts ont préconisé de nouveaux repères revus à la baisse, afin de prévenir les risques liés à la consommation d’alcool. Le rapport rappelle que le rôle des agences scientifiques et sanitaires est « de faire connaître le risque sanitaire attribuable à l’alcool pour que chaque individu, libre de ses choix, connaisse les risques qu’il prend, ou pas, pour sa santé ». Il ne s’agit donc pas de « prohibition » mais de sensibilisation de l’ensemble de la population . Les experts soulignent que « pour être cohérent, le discours public en matière de consommation d’alcool doit être associé à des actions sur la fiscalité, sur la disponibilité des produits et leur promotion, ainsi que des actions d’éducation, de communication et de marketing social ».

Ainsi, de nouveaux repères de consommation d’alcool sont proposés en France depuis 2017 : ne pas consommer plus de dix verres standard par semaine ; ne pas consommer plus de deux verres standard par jour ; avoir des jours sans consommation dans une semaine avec pour slogan à destination du grand public « Pour votre santé, l’alcool, c’est maximum deux verres par jour et pas tous les jours. »
Dans la lancée de cette mobilisation pour la prévention des risques sanitaires liés à l’alcool, un collectif d’associations et d’institutions, parmi lesquelles l’AFEF, ont lancé, depuis 2020, le « Défi de Janvier », une action de marketing social proposant aux Français de ne pas boire d’alcool pendant un mois. L’expérience du « Dry January » est apparue au Royaume-Uni dès 2013, et des travaux ont rapporté ses effets bénéfiques.


Le premier bénéfice de ce mois sans boire est d’offrir une occasion de réfléchir à sa consommation d’alcool et aux effets favorables sur sa santé mais aussi sur le porte-monnaie. Selon l’Insee, en 2018, les ménages avaient dépensé 35 milliards d’euros pour la consommation d’alcool à domicile !
Des travaux réalisés principalement par la Grande Bretagne suggèrent que ce type d’action a aussi des effets bénéfiques à moyen terme. Si la plupart de celles et ceux qui participent à ce défi reprennent leur consommation d’alcool par la suite, il y a des modifications dans les modalités de consommation favorisés par les changements observés sur l’état physique et psychique : perte de poids, amélioration du sommeil et/ou de l’humeur. Le message de privation porté par certaines campagnes de prévention ciblant la consommation d’alcool se transforme en message positif puisque l’expérience met à jour des bénéfices immédiats.

Une équipe de chercheurs a recruté 94 hommes et femmes en bonne santé et prêts à s’abstenir d’alcool pendant un mois qui ont été comparés à un groupe témoin de 47 personnes n’ayant pas modifié leur consommation d’alcool (Mehta 2017). Les deux groupes étaient composés d’individus consommant en moyenne 2,5 verres par jour. A la réévaluation 6 à 8 mois plus tard, le groupe « abstinent pendant un mois » avait maintenu une réduction significative de sa consommation d’alcool, contrairement au groupe témoin Richard de Visser et collègues ont rapporté les résultat d’une étude comparant 1192 participants au défi « Dry January » et 1549 consommateurs adultes n’ayant pas tenté de s’abstenir de boire de l’alcool. Les principaux critères de jugement étaient la santé physique, la santé psychologique, le bien-être, le contrôle de la consommation d’alcool et la quantité consommée. Il y avait très peu de changement des différentes dimensions pour les répondants n’ayant fait aucune démarche pour s’abstenir de consommer de l’alcool en janvier. En revanche, parmi les répondants ayant maintenu une abstinence pendant le mois sans alcool, une amélioration marquée pour chacun des paramètres a été observée à 1 mois avec un bénéfice maintenu à 6 mois de suivi. Il y avait également une modification de la consommation. En moyenne, le nombre de jours avec consommation d’alcool était passé de 4,3 jours par semaine avant le défi à 3,3 jours par semaine six mois plus tard. La quantité d’alcool consommée avait également diminué. Parmi les répondants ayant débuté mais pas terminé le défi de l’abstinence, les
changements observés étaient plus modestes et moins durables. Dans un autre travail, les auteurs rapportaient une multiplication par 15 en 4 ans (2013-2016) du nombre de participants au Dry January UK. Les participants rapportaient que les messages d’encouragement reçus via la plateforme d’enregistrement les avaient aidés à éviter de boire. Les comparaisons entre les inscrits au Dry January et le groupe témoin suggéraient que l’inscription au défi était associée à une réduction de la consommation d’alcool à risque et l’augmentation de la capacité de refuser l’alcool. Les différentes sources de données suggéraient que le « mimétisme social » avait contribué à la croissance de la notoriété, de l’attrait et de la pratique du Dry January.

Les retombées de cette expérience de marketing social semblent donc être à la hauteur de ce que l’on pouvait en attendre.
En France, peu de données sont pour le moment disponibles. Lors de la première édition du Défi de Janvier, en 2020, la mobilisation de lobbys de l’alcool avait empêché un soutien public de cette action de prévention, avec un discours centré sur le vin et l’importance de ce produit pour les Français, tant sur le plan culturel qu’économique. Si Santé Publique France ne s’est pas engagée dans la promotion du challenge en 2020, elle a toutefois réalisé une évaluation de cette première édition à l’aide d’entretiens individuels et collectifs menés en février 2020 auprès de participants inscrits (n = 22) et non-inscrits au défi (n = 25), et des non-participants (n = 24). L’échantillon avait été construit de manière à obtenir une diversité de profils. En conclusion de ce travail, les auteurs soulignent la faible visibilité du défi et qu’ « une notoriété de l’événement plus importante devrait permettre aux futurs participants de se sentir moins isolés et d’emporter plus facilement le soutien de leur entourage » (Quatremère Alcoologie et addictologie 2021). Ces résultats rejoignent les données issues de Grande Bretagne.
Si le nombre d’associations d’addictologie comme la SFA avec la FFA, la Fédération Addiction, mais aussi des associations d’hépato-gastroentérologie comme l’AFEF, la SNFGE, l’ANGH, d’organisations comme l’INCA et de villes soutenant le défi ne cesse d’augmenter chaque année, on ne trouve pas mention de cet événement sur le site de Santé Publique France ou le site du ministère de la santé et de la prévention pour l’édition 2023. On peut regretter l’absence d’engagement de nos instances sanitaires alors que le phénomène du Défi deJanvier semble prendre de l’ampleur.
L’objectif du Défi de Janvier est moins d’aboutir à une abstinence que de favoriser une diminution à long terme de la consommation mais aussi d’informer les Français sur les risques liés à la consommation d’alcool. Que nous décidions ou non d’y participer, la communication croissante dans les médias encourage chacun d’entre nous à réfléchir, chaque année, à sa propre consommation. C’est, en soi, une intervention de prévention qui mérite d’être reconnue. Enfin, au regard des risques médico-psycho-sociaux liés à une consommation excessive d’alcool et aux bénéfices observés chez les participants, en tant que professionnels de santé, nous devons continuer à faire du bruit autour de cette action de marketing social. Alors, en 2024, tou.te.s mobilisé.e.s pour le défi de Janvier ?