Dans Le Monde du 21 mars 2020, les épidémiologistes ont prédit une acmé de l’incidence du Covid-19 autour du 10 avril 2020 avec 44 000 personnes atteintes et autour de 11 000 décès en France. A ces 11 000 décès de patients Covid-19 vont évidemment s’additionner ceux des patients non infectés qui vont subir à court ou moyen terme les conséquences d’une prise en charge optimale différée.
En Ile-de-France, le seuil critique de remplissage des lits de réanimations sera probablement atteint autour du 1er avril 2020 avec plus d’un millier de malades hospitalisés. En temps normal, 80% à 90% de ces places en réanimations sont déjà occupées par des malades. Ces derniers vont donc évidemment payer le prix d’une absence de prise en charge, et cela, malheureusement pendant une longue période : quatorze jours d’assistance respiratoire étant en moyenne nécessaires pour sauver les malades Covid-19 de l’orage cytokinique de la 3ème semaine.
Cette indisponibilité de lits de réanimation ne sera probablement pas la seule cause de surmortalité des patients non infectés. Il est fort probable que la crainte, justifiée ou non, que le Covid-19 impacte le pronostic des patients, même s’ils n’ont pas – à priori – besoin de réanimation, augmente aussi la mortalité de ces patients.
Finalement, nous sommes, et surtout nous allons être, dans une situation de pénurie de traitement pour les malades Covid-19. Cette pénurie aura non seulement de lourdes conséquences sur notre combat contre le virus mais également sur le traitement de nos patients atteints de maladie chronique et indemnes d’infection Covid19. Nous sommes dans une pénurie de moyens.
Nous, transplanteurs hépatiques, du fait de la nature de notre métier, sommes coutumiers de la situation de pénurie. Nous avons appris à définir des règles en fonction d’objectifs qui s’adaptent aux moyens et non l’inverse. Nous avons défini des règles afin de maintenir un équilibre entre l’utilité et l’équité, entre le bénéfice individuel et collectif, qui déterminent à quel malade sur la liste d’attente nationale est attribué un greffon hépatique.
Le principe d’équité consiste à répartir équitablement le nombre d’années de vie gagnées supplémentaires sur l’ensemble des malades de la liste. Le principe d’utilité est lui déterminé par une limite inférieure, moins de 50% de chance de survie à 5 ans, seuil en dessous duquel on considère alors que le nombre d’années de vie apportés par ce greffon à ce malade n’est pas suffisant par rapport à ce qu’il pourrait apporter à un autre malade. Le bénéfice collectif est trop faible, c’est une greffe futile. Cette futilité peut aussi s’exprimer à une échelle individuelle, si le risque lié à sa réalisation – 12% de mortalité dans les 3 mois – est supérieur à celle de l’histoire naturelle de la maladie qu’elle doit traiter.
Il n’existe évidemment pas de borne haute à l’utilité mais vouloir la maximiser à tout prix consisterait à ne transplanter que des malades sans alternatives thérapeutiques, à « abandonner » les malades qui ont une alternative thérapeutique à court terme mais bénéficieraient plus d’une greffe sur le long terme. Dans le cancer primitif du foie par exemple, la transplantation donne de meilleurs résultats à long terme que la résection ou l’ablation du cancer, une solution à moyen terme.
Nous émettons certes des règles sur des statistiques, mais nous traitons des cas particuliers. En absence de traitement, le cas particulier rejoint presque toujours la statistique, mais ce n’est heureusement pas toujours le cas. Nous nous retrouvons alors face à une problématique clé, celle d’essayer de mesurer le bénéfice individuel face au bénéfice collectif.
Pour un malade donné, la transplantation est souvent le meilleur traitement par rapport à d’autres alternatives thérapeutiques, notamment dans le cas du cancer du foie. C’est devant le malade que se pose ce choix cornélien où le soignant cherche toujours à faire le mieux pour le patient qu’il a en face de lui, alors que d’autres attendent devant la porte. Quand on s’occupe de M. Durant, doit-on penser au cas de M. Dupont ?
Pour certains, dont je fais partie, il est nécessaire de considérer toute la complexité du problème et d’envisager le bénéfice collectif plutôt que le bénéfice individuel. Ce choix est audacieux car il implique de reconsidérer de manière répétée la situation de son malade, donc de reconsidérer l’efficacité des traitements alternatifs, en prenant alors le risque de rater la période de temps où la greffe est utile. Une période parfois courte avant que la greffe ne devienne futile si la maladie progresse pour disséminer en dehors du foie ce qui sera responsable d’une récidive certaine et agressive sous immunosuppresseur.
A l’inverse, d’autres pensent que le rapport moral qui lie un médecin à un malade doit faire que le médecin doit toujours envisager le meilleur pour son malade. Cet avis est tout à fait respectable, en particulier si c’est le cas pour chaque malade.
Finalement, la réponse à la question est trop complexe et ce n’est pas aux individus de décider. C’est au Comité d’Ethique de définir les objectifs, aux Sociétés Savantes de déterminer des règles en fonction de l’état de la connaissance et aux Institutions de les faire respecter. C’est précisément ce que fait l’Agence Bio Médecine dans le domaine de la transplantation en appliquant un score à chaque malade sur la liste d’attente, le Score Foie ABM, qui dépend de la gravité de la maladie hépatique, de l’efficacité des traitements alternatifs réalisés et du temps d’attente.
Le rôle du médecin est d’évaluer correctement l’état pathologique de son malade afin de ne pas lui porter préjudice en passant à côté de la période durant laquelle il est justifié de lui donner accès à un greffon
Aujourd’hui, l’ensemble du système de santé est dans une pénurie de moyens et ce ne sont pas aux médecins ou aux chirurgiens de choisir ce qui doit être fait pour leurs malades dans un contexte aussi difficile. Là encore, c’est au Comité d’Ethique de définir les objectifs et aux Sociétés Savantes de déterminer les règles. Nul ne peut prétendre remplacer à lui seul le Comité d’Ethique dans leur mission – ce à quoi je n’aspire en aucun cas – mais je serai content d’entendre leurs avis. Il me semble en effet raisonnable de penser que l’actuelle pénurie de moyens implique de considérer en priorité le risque de mortalité à 6 mois en l’absence d’alternative thérapeutique. Dans le domaine chirurgical, ces règles doivent aussi tenir compte du risque de la chirurgie qui détermine alors la nécessite d’une place en réanimation en post-opératoire.
Dans un principe d’équité et d’utilité, chaque Société Savante doit définir les modalités actuelles de prise en charge des malades relevant de leurs spécialités. Pour sauver la vie de beaucoup de patients sans aucune alternative thérapeutique, les patients Covid-19, nous devons également déterminer comment traiter les autres et rapidement, avant qu’ils n’aient plus, eux aussi, d’alternative thérapeutique. Là aussi, cela passera par une évaluation la plus précise possible de l’état pathologique de chaque malade.
Libérons le plus possible les places en réanimation et aidons nos collègues réanimateurs dans la lourde tâche qui est la leur aujourd’hui, mais faisons-le sans abandonner nos patients Covid-free atteints de maladie chronique.