Les Éditos de l'AFEF

Comment optimiser l’évaluation préopératoire des malades cirrhotiques ?

Par : Chagneau-Derrode Carine
Docteur - Pôle d ‘Hépato-Gastro-Entérologie Bordeaux Rive Droite

L’hépatologue est régulièrement sollicité pour l’évaluation préopératoire d’un malade cirrhotique et notamment dans les structures hospitalières privées. En effet, ces malades sont le plus souvent pris en charge en milieu hospitalier universitaire. Cependant, avec l’augmentation de la fréquence de la cirrhose sur NASH et le développement de la chirurgie bariatrique (activité majoritairement faite en libéral), nous sommes de plus en plus confrontés à prendre en charge ces patients en libéral.

L’équipe d’anesthésie a un rôle important dans l’évaluation préopératoire car il est nécessaire d’anticiper au mieux l’évolution post-opératoire de ces malades surtout quand la structure ne dispose pas de réanimation. Il est donc indispensable de déterminer en pré-opératoire quels sont les malades opérables dans la structure et ceux qui doivent être transférés d’emblée vers une structure disposant d’une réanimation et d’une expertise dans la chirurgie du malade cirrhotique. Une évaluation pluridisciplinaire (anesthésiste, chirurgien et hépatologue) est indispensable. Pour essayer d’apporter des éléments de réponse, j’ai sélectionné une étude récente publiée dans Liver Transplant (3) sur la survenue et l’évolution de l’ACLF (Acute-on-Chronic Liver Failure) après chirurgie hors transplantation hépatique. Il s’agit de la première étude qui décrit le risque de survenue d’ACLF dans cette situation.
Les causes d’aggravation aigue d’une cirrhose sont la décompensation ascitique, l’hémorragie digestive, l’encéphalopathie hépatique, l’infection bactérienne et l’ictère. Une décompensation aigue peut aboutir à l’ACLF. Les autres facteurs favorisants la survenue d’une ACLF sont le jeune âge, l’origine alcoolique de la cirrhose et la consommation excessive d’alcool les 3 mois précédents (1,2).

On ne retrouve pas de facteur précipitant dans 42% des cas. L’ACLF est un phénomène dynamique évolutif dans un sens ou l’autre et doit être réévalué au cours de la première semaine de prise en charge du malade.

Selon le grade de l’ACLF, le taux de mortalité varie. Il est respectivement de 22,1% et 32% dans l’ACLF de grade 1 et grade 2 et peut être très élevé notamment dans l’ACLF de grade 3 où le taux de mortalité est de 53% s’il existe 3 défaillances d’organe, 90% si 4 défaillances et 100% si plus de 4 défaillances. C’est la raison pour laquelle, on ne préconise pas de réanimation invasive chez un malade cirrhotique qui a 4 défaillances d’organes ou plus. La chirurgie

est connue comme facteur de décompensation de la maladie cirrhotique mais jusqu’à présent, nous n’avions pas de donnée sur le rôle de la chirurgie (hors transplantation hépatique) dans la survenue de l’ACLF et son pronostic.
Les facteurs pronostiques utilisés pour les patients cirrhotiques qui subissent une chirurgie sont les scores de Child et de MELD. Le CLIF score est également utilisé par les réanimateurs.

Le concept de décompensation aigue ou ACLF n’est pas pris en compte dans l’évaluation préopératoire.
Il s’agit d’une étude rétrospective (3) qui a analysé les facteurs de risque de développement de l’ACLF et de la mortalité à court terme chez des malades cirrhotiques qui ont subi une chirurgie hors transplantation hépatique.
369 patients ont été inclus avec une évaluation clinique et biologique à J-1 puis à J+1-2, J3-8, J28, M3 et M12.
157 patients ont subi une chirurgie abdominale dont des chirurgies hépatiques en dehors de la transplantation hépatique, 91 ont subi une chirurgie digestive non hépatique et 82 une chirurgie non digestive. Ils distinguaient deux types de chirurgie les courtes : durée inférieure à 1h30 (cure de hernies, cholécystectomies) et les longues : >1h30 (résection hépatique, chirurgie colique).
39 patients avaient une ACLF au moment de la chirurgie. 35% des 330 patients restants ont eu la chirurgie pendant une décompensation aigue. 24,5% des patients (81) ont développé une ACLF dans les 28 jours postopératoires.
Les marqueurs systémiques de l’inflammation et biologiques usuels étaient identiques entre les patients qui ont développé une ACLF ou pas.
Ceux qui développaient une ACLF dans les 28 jours étaient plus âgés, avaient des scores de Child, MELD et CLIF plus élevés.
L’insuffisance rénale était la défaillance la plus fréquence dans l’ACLF (48,1%).
Ceux qui développaient une ACLF avaient une mortalité plus importante à M3, M6 et M12.

L’existence d’une décompensation aigue au moment de la chirurgie était associée à une augmentation importante de la survenue d’ACLF en post-opératoire précoce et assombrissait le pronostic. En effet, 50 % des patients avec décompensation aigue développaient une ACLF. D’autant plus, qu’il s’agissait d’une infection bactérienne.
La survie n’était pas différente entre ceux qui avaient une ACLF en préopératoire ou ceux qui la développaient dans les 28 jours postopératoires.
Cette étude confirme une fois de plus que la chirurgie doit être évitée dans la mesure du possible chez un malade cirrhotique en décompensation aigue.
Il faut traiter la décompensation aigue notamment l’infection bactérienne avant la chirurgie.
L’insuffisance rénale et les anomalies de la coagulation sont corrélées au développement d’une ACLF notamment chez les malades cirrhotiques Child A.
Au-delà d’une semaine postopératoire, la sévérité de l’ACLF augmentait.
50 % des patients qui avaient développé une ACLF étaient restés stables et 15% s’étaient aggravés. Ces chiffres sont plus sombres que ceux observés dans les études de survenue de l’ACLF en dehors de la chirurgie.

Les patients qui développaient une ACLF avaient une survie à 3 mois qui était moins bonne. Il est donc important de

détecter et traiter l’ACLF précocement en postopératoire.
De façon surprenante, ni le type ni la durée de la chirurgie n’avait d’influence sur la survenue d’ACLF et sur la survie. Ceci est discordant avec d’autres études et est certainement lié au caractère rétrospectif de l’étude et à l’absence de précision sur le type de chirurgie et le contexte d’urgence ou non.
En effet, une communication récente à l’AASLD 2019 (4), a rapporté que la mortalité à J30 était corrélée au type de chirurgie. Elle était d’autant plus importante quand il s’agissait d’une chirurgie du système nerveux central, abdominale ou cardiaque. Les chirurgies à moindre risque chez le malade cirrhotique étaient les chirurgies vasculaires et orthopédiques. Dans cette étude, ils montraient que l’existence d’une obésité, d’un score d’ASA 3 et 4 et d’un taux de plaquettes <100 000/ mm3 étaient également des facteurs prédictifs de survenue d’ACLF.
La chirurgie chez le malade cirrhotique lors d’un épisode d’ACLF est dotée d’une forte mortalité. La chirurgie peut induire une ACLF notamment s’il existe une infection bactérienne, une hyponatrémie, une insuffisance rénale ou une insuffisance hépatique.
Les patients à haut risque de développer une ACLF et chez qui la chirurgie est indispensable doivent être pris en charge par une équipe pluridisciplinaire (anesthésiste réanimateur, chirurgien et hépatologue) dans une structure disposant d’une réanimation et d’une expertise chirurgicale chez le malade cirrhotique.

Références

1/ Recommandations AFEF SFAR octobre 2018.
2/ Moreau R, Jalan R, Gines P, Pavesi M, Angeli P, Cordoba J, Durand F, et al. Acute-on- chronic liver failure is a distinct syndrome that develops in patients with acute decompensation of cirrhosis. Gastroenterology 2013;144:1426-1437, 1437 e1421-1429. 3/ Klein LM, Chang J, Gu W, Manekeller S, Jansen C, Lingohr P, Praktiknjo M, Kalf JC, Schulz M, Spengler U Strassburg C, Cardenas A, Arroyo V, Trebicka J. The development and outcome of acute-on-chronic liver failure after surgical interventions. Liver Transpl. 2019 Nov 6. doi: 10.1002/lt.25675.
4/ Fricker Z, Mahmud N, Goldberg DS, Serper M, Taddei TM, Rothstein KD, Kapla DE.An improved model to predict cirrhosis surgical risk. Hepatology October 2019 CO51.