Les Éditos de l'AFEF

Etude prospective française évaluant l’histoire naturelle de la thrombose portale cruorique chez les patients atteints de cirrhose compensée.

Par : Ganne-Carrié Nathalie
Professeur - Hôpitaux Universitaires Paris Seine Saint-Denis
Commentaire d’article – Nery F et al. Hepatology 2015

Chez les patients atteints de cirrhose, la survenue d’une thrombose veineuse portale (TVP) non tumorale peut être la cause – en raison d’un état prothrombotique avec déséquilibre des facteurs pro et anticoagulants endogènes – ou la conséquence – inhérente au ralentissement du flux portal – de la progression de la maladie chronique du foie. En dehors de tout contexte de carcinome hepatocellulaire (CHC), la prévalence de la TVP cruorique au cours de la cirrhose a été évaluée, selon la sévérité de l’hépatopathie, entre 1 et 26%.

Thrombocir est la première étude prospective longitudinale évaluant l’incidence, les causes et les conséquences de la TVP non tumorale sur le pronostic de patients atteints de cirrhose compensée. Il s’agit d’une étude ancillaire de l’essai randomisé franco-belge CHC 2000, qui a comparé deux périodicités de dépistage échographique du CHC (3 versus 6 mois) chez 1278 patients atteints de cirrhose compensée, recrutés prospectivement entre 2000 et 2006 dans 43 centres et a conclu à l’absence d’avantage d’une surveillance trimestrielle (Trinchet JC et al. Hepatology 2011). L’étude Thrombocir a évalué les évènements thrombotiques du système porte observés dans cette cohorte sur les examens par écho-doppler abdominal, effectués tous les 3 ou 6 mois en fonction du bras de randomisation dans le même centre et par un opérateur expérimenté, et les a corrélé à la progression de la maladie du foie définie par la survenue d’au moins un des évènements suivants: ascite, encéphalopathie hépatique, hémorragie digestive liée à l’hypertension portale, TP < 45%, bilirubine sérique > 45 µmol/l, albumine sérique < 28 g/l, créatinine plasmatique > 115 µmol/l. De plus, des mutations des gènes de la prothrombine (G20210A) et du facteur V Leiden étaient recherchées sur biothèques dans le sous-groupe des 283 patients inclus sur 3 centres d’Ile-de-France (Beaujon, Jean Verdier, Avicenne).

Au cours d’un suivi moyen de 47 mois, une TVP non tumorale a été décrite chez 118 des 1243 patients (863 Child A, 380 Child B) avec doppler portal initial normal (essentiellement partielle, n=87). Des anticoagulants étaient prescrits chez 6 et 16 patients respectivement avec et sans TVP. L’évolution observée de la TVP était très variable (non décrite comme persistante sur le dernier échodoppler dans 70% des cas, résolutive puis notée à nouveau sur le dernier échodoppler dans 19% des cas). Les incidences cumulées de TVP à 1, 3 et 5 ans étaient de 4,6% (IC95% 3,4-5,7), 8,2% (IC95% 6,7-9,9) et 10,7% (IC95% 8,8-12,7) respectivement, suggérant que les facteurs de risque de TVP étaient déjà présents dès le début de suivi et non cumulatifs au cours du temps. Une progression de la maladie hépatique était constatée chez 303 patients sans TVP et 52 patients avec TVP (avant, au moment ou après la constitution de la TVP chez 23, 5 et 24 cas respectivement). Des mutations de la prothrombine et du facteur V Leiden étaient observées respectivement chez 14 (5%) et 8 (3%) des 283 patients testés, toutes à l’état hétérozygote – soit une prévalence proche de celle de la population française sans antécédent thromboembolique – et n’étaient pas associées au développement d’une TVP (HR 1,84, IC95% 0,68-4,98, p=0,23) ni à la progression de la maladie hépatique (HR 0,64, IC95% 0,27-1,56, p=0,33).

En analyse multivariée, le développement d’une TVP était indépendamment associé à un TP bas (HR 0,82, IC95% 0,68-0,98, p=0,03) et à la présence de varices œsophagiennes de grade ≥ 2 (HR 2,14, IC95% 1,27-3,60, p=0,004) notés sur le bilan initial, mais n’était en revanche pas lié à la progression de la maladie hépatique ni à la présence de mutations prothrombotiques. La progression de l’hépatopathie était indépendamment associée à l’âge élevé (p = 0,01), l’indice de masse corporelle élevé (p = 0,046), la présence de varices oesophagiennes de grade ≥ 2 (p = 0,002), le TP abaissé (p = 0,0002) et le taux sérique d’albumine bas (p = 0,002) notés à l’inclusion. En revanche, la survenue d’une TVP intégrée dans l’analyse pronostique comme variable dépendante du temps n’était pas un facteur de risque indépendant d’aggravation (p = 0,41) ou de décompensation (p = 0, 44) de la cirrhose.

En conclusion, le développement d’une TVP cruorique sur cirrhose compensée est un marqueur de sévérité de la maladie du foie mais n’est pas la conséquence directe de la progression de la cirrhose. Même si la survenue d’une TVP non tumorale est associée à un plus mauvais pronostic, elle ne semble pas être la cause directe de l’aggravation de la fonction hépatique. Enfin, contrairement à la TVP sur foie non cirrhotique pour laquelle le bénéfice de l’anticoagulation est clairement démontré, ce travail souligne la nécessité d’une évaluation contrôlée de la place des anticoagulants dans le cadre de la prise en charge de la TVP non tumorale sur cirrhose.

Cette étude illustre l’intérêt des études ancillaires des cohortes nationales de cirrhoses prospectivement suivies pour une meilleure compréhension physiopathologique et l’optimisation de la prise en charge des patients … et constitue un bel hommage posthume au Professeur Jean-Claude Trinchet, coordonnateur de l’essai CHC 2000 dans lequel est nichée cette étude.