Les Éditos de l'AFEF

Ouvrir les yeux, la suite de l’histoire

Par : Vibert Eric
Professeur - Centre Hépato-Biliaire, Hôpital Paul Brousse, Paris

Le foie est un organe mystérieux. Un organe complexe et dynamique qui n’a pas livré la totalité de ses secrets. Avec la transplantation du foie, l’hépatectomie reste aujourd’hui le seul traitement curatif des tumeurs du foie. La réalisation de résections hépatiques majeures et de transplantations de foie partiel repose sur un paradigme, le schéma anatomique de Couinaud, et une heureuse découverte : le foie régénère. Le chirurgien hépatique est un intellectuel, il réfléchit et beaucoup : c’est un hépatologue qui opère. Il décide de faire ou non une hépatectomie en modélisant intellectuellement les conséquences de ses actes. Il utilise son cerveau pour simuler les impacts anatomiques et hémodynamiques de la chirurgie qu’il envisage. Même s’il ne tisse pas toujours très bien le lien entre les éléments macroscopiques et l’infrastructure microscopique du foie (et c’est peut-être la principale différence avec l’hépatologue qui, lui, fait l’inverse), le chirurgien espère que la justesse de ces simulations macroscopiques sera associée à une régénération adaptée du foie pour éviter une insuffisance hépatique post-opératoire.

Ces simulations qui précédent toutes les hépatectomies complexes s’écrivent mentalement dans un paradigme, avec une vision du monde, avec un alphabet. C’est l’alphabet décrit par Couinaud qui a permis à Lortat Jacob et Henri Bismuth d’écrire le début de l’histoire de la chirurgie du foie. Ces pionniers ont pensé et fait la chirurgie hépatique avec cet alphabet et les informations que pouvaient leurs apporter les examens de l’époque. Même s’il fallait être courageux, le peu d’alternative à la chirurgie et la pauvreté des informations disponibles en préopératoire laissaient finalement peu de place au doute. En 2018, la chirurgie hépatique est en compétition avec d’autres traitements de plus en plus efficaces. En outre, le chirurgien dispose d’une quantité énorme d’informations en préopératoire pour prendre sa décision. En 2018, le chirurgien hépatique hésite surement plus qu’en 1980 car il sait non seulement qu’un décès post-opératoire est inacceptable mais aussi que son geste ne doit pas apporter seulement de la quantité de vie mais aussi de la qualité de vie en face d’alternatives thérapeutiques efficaces. Consciente ou non, sa plus grande inquiétude vient surement du fait que son cerveau n’est certainement pas capable d’intégrer correctement la quantité énorme d’informations dont il dispose aujourd’hui pour prendre la « bonne » décision. Une solution consiste à « plisser les yeux » pour simplifier le réel pour éviter la complexité du monde. En 2018, c’est typiquement de considérer le modèle anatomique de Couinaud décrit en 1950 sur un scanner en coupe pour préparer une hépatectomie majeure plutôt que d’utiliser une reconstruction 3D de l’anatomie personnalisée du malade qui ne rentre pas toujours dans la dialectique anatomique habituelle. Si on décide de « plisser les yeux », il faut beaucoup d’expérience. C’est la singularité et le mystère de l’intelligence humaine qui permet à un chirurgien avec beaucoup d’expérience de prendre la bonne décision sur très peu d’éléments. Cette intelligence authentique s’oppose à celle d’un ordinateur qui lui aura besoin d’une quantité énorme d’informations et de très nombreuses itérations pour, peut-être, arriver un jour au même résultat. Cependant les ordinateurs peuvent nous aider à « ouvrir les yeux » pour, peut-être, obtenir aussi la bonne décision. C’est la simulation numérique ou « modélisation in silico » qui peut aider un chirurgien à considérer l’ensemble des éléments pour prendre la bonne décision. Avec la puissance de calcul actuel des ordinateurs, les outils de simulation fabriqués par les mathématiciens fonctionnent suffisamment vite pour que les cliniciens puissent les utiliser. La modélisation « in silico » est un nouveau paradigme dans la prise de décisions. La simulation numérique ne cherche pas à décrire le fonctionnement du vivant, ce qui implique toujours de le simplifier, mais à prévoir précisément les conséquences d’un geste en fonction des conditions initiales. Dans le cadre d’une ANR Tecsan impliquant des chirurgiens hépatiques du Centre Hépato-Biliaire (Hôpital Paul Brousse, AP-HP, INSERM U1193) et des mathématiciens de l’INRIA, nous avons modélisé les conséquences hémodynamiques des hépatectomie majeures et nous travaillons actuellement sur la simulation anatomique, hémodynamique et fonctionnelle des hépatectomies majeures (Audebert et al. J Biomech 2017). Au fil des itérations successives, les modèles mathématiques se sont améliorés et ont permis de reproduire les résultats des expérimentations initiales. Demain, ces modèles nous permettront de diminuer la mortalité des hépatectomie majeures qui reste encore de 7 % en France aujourd’hui en simulant la chirurgie. Cette simulation se fera un modèle 3D du foie du malade qui intégrera non seulement l’hémodynamique locale et générale mais aussi les propriétés mécaniques de l’organe. Nous avons enfin admis que le monde était devenu trop riche d’informations pour en comprendre la mécanistique. Plutôt que de perdre son temps à inventer des mécanismes physiopathologiques, nous nous concentrons sur des conditions initiales et des résultats. Nous ne comprenons pas tout mais nous prévoyons mieux le futur. Ça y est, les chirurgiens ne se prennent plus pour Dieu, maintenant ils voient dans le futur.